Introduction
Les études in vivo et in vitro portant sur l’utilisation de la CFAO pour les prothèses amovibles complètes s’intéressent principalement à la précision, la rétention, les caractéristiques des matériaux prothétiques utilisés, ainsi que la qualité de vie des patients, le ressenti des praticiens. Peu concernent l’occlusion. La construction de l’occlusion s’organise par l’engrènement dentaire à partir d’une position de référence pour obtenir une fonction équilibrée selon la situation du plan d’occlusion, l’amplitude des courbes fonctionnelles, l’importance des reliefs cuspidiens. La position de référence est un centrage de la mandibule à une dimension verticale d’occlusion esthétique compatible avec les fonctions de phonation et déglutition.
La technologie actuelle de l’empreinte optique reste inadaptée à l’enregistrement des arcades édentées. L’entrée dans la chaine numérique se fait au stade du scannage de l’empreinte physique ou du modèle qui en est issu. Le laboratoire numérise les données d’empreinte et de Rapport Maxillo-Mandibulaire (RMM) et les intègre dans un logiciel de conception dédié (Dentalwings®, 3Shape®, Exocad®, Meshmixer Software®…)
Position de référence, DVO et relation centrée
Selon les recommandations des industriels, le nombre de visites de patients, y compris les rendez-vous d'essayage, est de 4 avec la prothèse numérique Wieland®, 3 avec les prothèses numériques AvaDent® et Whole You Nexteeth®, et 2 avec le système Baltic Denture®. C’est sur le temps consacré aux empreintes et à l’enregistrement du rapport maxillo-mandibulaire que se fait la différence. Certains fabricants ont imaginé des dispositifs permettant d’enregistrer en une séance l’empreinte des surfaces d’appui et le RMM. Il faut alors utiliser des porte-empreinte dédiés (AvaDent). Le RMM est déterminé et verrouillé autour d’un dispositif de reconnaissance pour la digitalisation (Centric tray). Empreintes et position de référence sont grossièrement enregistrées et seules les données esthétiques de mesures de la hauteur de l’étage inférieur du visage par le dentiste sont prises en compte. Le système Ivoclar (Wieland®) propose une séance supplémentaire pour affiner ces enregistrements grâce à la fabrication numérique de maquettes sur mesure avec indexation d’un point d’appui central référencé dans le logiciel. Une courbe d’apprentissage est nécessaire pour maitriser cet enregistrement d'arc gothique, dispositif connu de longue date et performant mais peu répandu.
Les fabricants s’adossent maintenant aux habitudes des praticiens qui utilisent plus volontiers des maquettes d’occlusion avec des bourrelets permettant de tester les fonctions. On revient alors à un protocole clinique conventionnel de prise d’empreinte permettant la confection des porte-empreintes individuels, l’empreinte fonctionnelle secondaire, puis l’enregistrement des rapports d'occlusion. L’entrée dans la chaine numérique se fait après cette étape par numérisation des moulages et des enregistrements occlusaux.
Les anciennes prothèses du patient peuvent aussi être utilisées et constituent la manière la plus rapide d’entrer dans le flux numérique. Les nouvelles générations de caméra intra-orale permettent de scanner intégralement intrados et extrados, ainsi que le rapport d’occlusion. L’utilisation d’un scanner de table n’est plus obligatoire dans ce contexte. On estime atteindre pour les données de numérisation une justesse de 8µm, une répétabilité de 10µm pour une précision globale de 20µm.
Le laboratoire imprime un duplicata qui sert de porte-empreinte individuel et de dispositif d’enregistrement de l’occlusion. Cette possibilité de copie précise permet de reproduire les données occlusales pré-existantes ce qui est quelquefois recherché.
Lo Russo et Coll. (2020) [1], propose un protocole d’enregistrement du RMM avec une caméra Trios 3 (3Shape®) et le logiciel 3Shape Dental System®.
Il décrit les étapes successives ainsi :
L’ensemble du protocole permet d’obtenir simultanément le juste alignement des modèles et le paramétrage des repères esthétiques de la construction prothétique. Cette approche est reprise et développée par Kouveliotis (2022) [2].
Plan d’occlusion
Il est primordial de pouvoir parfaitement repérer la situation du point inter-incisif et de retrouver la référence horizontale du sourire. Pour la détermination de la ligne médiane dentaire, tous les systèmes s'appuient sur le marquage en clinique de la position du point inter-incisif, à l'exception de Whole You Nexteeth, où celle-ci est déterminée numériquement. La superposition d’une photo de face ou d’un scanner facial permet de contrôler la préservation des repères esthétiques tout au long de la conception prothétique. Pour le repère d’horizontalité le bourrelet d’occlusion maxillaire doit être parfaitement réglé.
L’orientation sagittale du plan d’occlusion est également réglée sur le patient le plus souvent selon le plan de Camper, ou selon les données anatomiques (Trigones, Plan de Cooperman, ligne équatoriale de la langue). Il peut ensuite être corrigé numériquement en fonction de l’espace inter-arcades, des trigones mandibulaires…
Couloir prothétique
Il faut placer les dents dans le couloir où s’équilibrent les pressions musculaires pour que la résultante des forces qui s’appliquent sur la prothèse reste
contenue dans son aire de sustentation. L’empreinte enregistre la zone d’appui en surface et en dépressibilité ainsi que l’emplacement du couloir prothétique.
Empreinte et occlusion sont liées. De ce point de vue la possibilité de scanner une empreinte piezographique délimitant le couloir prothétique et la ligne occlusale marquée par les organes paraprothétiques améliore l’efficience du protocole (Fig. 1). On pourra le moment venu contrôler par superposition l’enregistrement de l’empreinte et le positionnement des dents prothétiques dans le plan bucco-lingual. (Seonghee C, 2022) [3].
Articulateur virtuel
Un décalage important entre la fonction articulaire du patient et les réglages de l’articulateur physique conduit à un montage qui ne fonctionne pas comme prévu. Dans des cas extrêmes, la propulsion met en évidence un guidage non souhaité. Mais dans la plupart des cas un montage avec des moyennes (table de montage et réglages standards des boitiers condyliens) donnent des résultats satisfaisants. De plus en plus d’auteurs remettent en question l’utilisation de l’arc facial [4, 5]. L’analyse de la littérature ne montrerait pas de meilleurs résultats lorsqu’il est utilisé. En fait, les simulateurs physiques actuels même bien utilisés ne reproduisent pas le comportement du disque articulaire et des structures de soutien pendant la fonction. La perte de la proprioception remplacée par l’extéroception muqueuse, le jeu des organes para-prothétiques et le potentiel d’adaptation des patients compensent probablement les erreurs (jusqu’à un certain point au-delà duquel apparaissent blessures ou perte de rétention). Le positionnement dans l’espace du modèle maxillaire copie en numérique la logique de la table de montage. La simulation dynamique qui en résulte a les mêmes limites que celle obtenue sur un articulateur physique.
La capture des déplacements mandibulaires du dispositif Modjaw® permet de recalculer les valeurs des déplacements articulaires et de les reporter sur le simulateur virtuel. Le système MODJAW a été conçu pour fonctionner sur les empreintes numériques du patients (import STL ou PLY). Le premier enregistrement de diagnostic se fait sans la maquette maxillaire en faisant déglutir des petites gorgées d’eau puis pratiquer les déplacements extrêmes. Cela permet de visualiser et d’enregistrer tous les mouvements, les contacts occlusaux et de les revoir à l’infini après le départ du patient. La Relation Centrée (RC) peut être retrouvée numériquement, ainsi que la DVO de déglutition (Fig. 2). Cette axiographie numérique permet d’obtenir tous les paramètres statiques et dynamiques (cartographie dynamique des contacts, plan d’occlusion, pente condylienne, angles de Bennet, plan axio-orbital, etc.) ainsi que l’analyse des cycles masticatoires du patient.
Les données utilisées au stade du montage permettent de personnaliser les paramètres de l’occlusion en particulier les courbes fonctionnelles. En revanche, son utilisation nécessite la solidarisation du papillon traqueur par une fourchette occlusale sur la partie antérieure de la maquette mandibulaire ce qui est toujours une source de mobilisation de cette dernière et donc d’erreur d’enregistrement.
Il est possible de contrôler la parfaite cohérence des points de contacts et de frottements simulés par le montage numérique (Fig.3) et la réalité clinique au stade de l’essayage d’une maquette test en général imprimée. Kattadiyil (2017) [6] montre que l’essayage esthétique et fonctionnel d’une maquette-test s’avère indispensable pour limiter les doléances après la pose des prothèses. Lorsque le projet est validé l’accord est donné au laboratoire de terminer et livrer la prothèse. Les systèmes offrent différentes options d’essayage : une prothèse monolithique en PMMA blanc fraisé, une cire de prothèse numérique ou un polymère acrylique blanc imprimé en 3D.
Schéma occlusal : occlusion généralement équilibrée ?
Une mauvaise répartition des appuis occlusaux, la présence d’interférences, peuvent entraîner une surcharge affectant la stabilité des prothèses et le confort du patient. Le schéma occlusal proposé en prothèse amovible complète est essentiellement l’occlusion généralement équilibrée (OGE) selon Gysi ou lingualée.
Les logiciels de conception dédiés proposent un pré-montage prothétique intégré aligné en fonction des informations générées par le cabinet sur le plan d'occlusion et le centre du visage. Ils incluent des banques de dents prothétiques qui peuvent être conservées telles quelles ou modifiées pour mieux correspondre aux caractéristiques du patient. En fonction de l’utilisation des outils de conception les groupes de dents peuvent être déformés, déplacés mais en principe l’engrènement proposé par le logiciel est toujours correct. L’occlusion lingualée peut être obtenue mais l’obtention d’une occlusion bilatéralement équilibrée est encore à perfectionner (Yu,2018) [7]. Des erreurs de placement et d’orientation du plan d’occlusion, de respect des aires de sustentation, voire des inversions de courbes sont possibles. Selon Kattadiyil et Coll. (2015) [8], la difficulté d’interprétation des images 3D pour valider le projet virtuel est systématiquement mise en avant par les utilisateurs de ces nouveaux protocoles. Ces nouvelles technologies obligent le prothésiste et le dentiste à apprendre à maitriser ces images virtuelles et respecter une check-list de points de contrôles.
Précision de l’occlusion et efficacité masticatoire
L’analyse des contacts et des guidages se fait habituellement avec du papier articulé. L’interprétation des points obtenus est quelquefois difficile. Le T-Scan® est un système d'analyse occlusale informatisé peu répandu en France et beaucoup plus utilisé aux USA. Il fournit en temps réel un graphique qui schématise la position des contacts et l'intensité de la pression occlusale correspondante en pourcentage. Il fonctionne avec des capteurs de pression numériques. Il permet de détecter le premier contact, l'intercuspidation maximale, le moment de force maximale appliquée, le dernier contact, etc., en fonction du temps. Son utilisation en PAC est compliquée par l’encombrement de la plaque et le risque de mobilisation des prothèses.
En prothèse conventionnelle polymérisée, Cunha (2013)[9] ne trouve pas de différence significative (étude randomisée) sur l’efficacité masticatoire en fonction du protocole de mise en articulateur du modèle maxillaire (table de montage versus arc facial). En revanche, les patients testés ressentent toujours une amélioration à l’issue d’une équilibration. Shigli (2008) [10], démontre aussi que l’équilibration après remise en articulateur limite le nombre de visites post-insertion prothétique avec moins de doléances qu’un réglage en bouche. Les données de la littérature semblent montrer une plus grande prédictibilité et précision des surfaces occlusales des prothèses complètes conçues numériquement qu’elles soient usinées ou imprimées (Anadioti, 2020) [11]. Can Wang (2021)[12] dans sa revue systématique de la littérature sur la précision des prothèses complètes CFAO trouve une exactitude au niveau occlusal (<1mm) et de la base (<0,3mm). Cette précision dépend néanmoins du système de fabrication utilisé mais globalement on ne peut pas départager les prothèses usinées des prothèses imprimées pour ce qui concerne leur précision. Les erreurs d’engrènement des dents, de déplacement à la mise en moufle et de déformation à la polymérisation sont gommées par la CFAO.
Le remontage pour équilibration ne serait nécessaire que pour des conditions d’enregistrement de l’occlusion précaires générant une approximation. Il s’agit alors de s ‘interroger sur la pertinence de vouloir absolument gagner une séance en début de traitement (en cumulant empreinte et occlusion) pour être amené à en ajouter une (remontage) en fin de traitement….
La pérennité des rapports d’occlusion est liée à la résistance à l’abrasion du matériau en occlusal. Les matériaux usinés semblent répondre davantage aux critères spécifiques de la PAC (Kalberer, 2019) [13]. La résistance à l’abrasion de certains disques composites multi-layer offrent une alternative esthétique et fonctionnelle acceptable sans toutefois rivaliser avec les dents en porcelaine d’autrefois. Les recherches portent de plus en plus sur l’impression des bases et des dents. Les résultats semblent prometteurs (Fig. 4).
Prothèse amovible complète immédiate
Cette situation clinique semble être la meilleure indication de flux numérique complet particulièrement si un calage occlusal assure le maintien de la DVO. Les dents restantes sont souvent mobiles (ce qui justifie leur avulsion). L’enregistrement alors des paramètres occlusaux et leur report sur les modèles dont la situation des dents est probablement différente devient complexe. L’enregistrement numérique intra-oral limite ces déplacements dentaires. La superposition d’un scan facial permet de retrouver les axes de références et de simuler le résultat final avec une bonne précision quand le point inter-incisif doit être recentré. La morphologie des dents prothétiques grâce à l’intelligence artificielle développée dans les logiciels de conception peut être personnalisée et adaptée à la fonction du patient (Fig. 5).
Cet aspect est encore plus intéressant en prothèse complète unimaxillaire quand la dimension et la morphologie occlusale des dents du commerce ne sont pas adaptées.
Conclusion
Le surcoût technologique supporté par le laboratoire doit être équilibré par le temps de travail « à la cheville » en grande partie transféré aux machines-outils. Les étapes de conception et surtout les modifications de montage sont plus rapides avec une souris d’ordinateur qu’avec la spatule à cire. La qualité moyenne des montages obtenus est surement meilleure, prédictible et reproductible.
La CFAO permet de multiplier les pièces prothétiques strictement identiques. Chaque paramètre biomécanique peut être modifié (position du plan d’occlusion, amplitude des courbes fonctionnelles, angle cuspidien, forme des extrados, résistance à l’usure des matériaux…) à des fins d’études prospectives. Enfin, de nouveaux outils d’analyse de l’occlusion permettent d’affiner les contacts statiques et dynamiques si difficiles à maitriser avec le concept d’occlusion généralement équilibrée construit en PAC. Ces avancées technologiques permettront de valider l’efficience de chaque technique par des preuves scientifiques plus robustes et d’améliorer la qualité des prothèses réalisées.
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Bibliographie
1-Lo Russo L, Ciavarella D, Salamini A, Guida L, Intraoral scans of edentulous arches for denture design in a single procedure? J Prosthet.Dent 2020; 215-219
2-Kouveliotis,G., Tasopoulos,T., Karoussis,I., Rfa Silva,N., and Zoidis,P Complete denture digital workflow: Combining basic principles with a CAD-CAM approach. J Prosthet Dent 2022;127:550-5
3-Seonghee C , Sunjai K , Jae-Seung C .The Neutral Zone Approach with CAD-CAM Record Bases. J Prosth 2022
4-Al-Fahd, A.A., Facebow transfer does not achieve better clinical results than simpler approaches in complete denture prosthodontics. Journal of Evidence Based Dental Practice, 2016. 16(3): p. 182-183.
5-Yohn, K., The face bow is irrelevant for making prostheses and planning orthognathic surgery. J Am Dent Assoc, 2016(147): p. 421-426.
6-Kattadiyil, M.T., A. AlHelal, and B.J. Goodacre, Clinical complications and quality assessments with computer-engineered complete dentures: A systematic review. The Journal of Prosthetic Dentistry, 2017. 117(6): p. 721-728.
7-Yu X, Cheng X, Dai N, Chen H, Yu C, Sun Y. Study on digital teeth selection and virtual teeth arrangement for complete denture. Comput Methods Programs Biomed. 2018;155:53–60.
8-Kattadiyil, M.T., et al., Comparison of treatment outcomes in digital and conventional complete removable dental prosthesis fabrications in a predoctoral setting. The Journal of Prosthetic Dentistry, 2015. 114(6): p. 818-825.
9-Cunha, T.R., et al., A randomised trial on simplified and conventional methods for complete denture fabrication: Masticatory performance and ability. Journal of Dentistry, 2013. 41(2): p. 133-142.
10_Shigli, K., G.S. Angadi, and P. Hegde, The effect of remount procedures on patient comfort for complete denture treatment. J Prosthet Dent, 2008. 99(1): 66-72.
11-Can Wang, Yi-Fei Shi, Pei-Jin Xie, and Jun-Hua Wu.Accuracy of digital complete dentures: A systematic review of in vitro studies. J Prosthet Dent,2021;125:249-56
12-Anadioti et al. 3D printed complete removable dental prostheses: a narrative review. BMC Oral Health. 2020. 20:343
13-Kalberer,N., Mehl, A., Schimmel,M., Müller,F., Srinivasan,M. CAD-CAM milled versus rapidly prototyped (3D-printed) J Prosthet Dent, 2019; 121:637-43