Depuis les débuts de l’implantologie et les concepts publiés par Branemark (1), l’application de cette discipline a évolué. Là où le volume osseux était quasiment la seule composante nécessaire au positionnement implantaire, la profession est aujourd’hui plus consciente de la finalité prothétique d’un tel traitement. Il est dorénavant d’usage, si ce n’est quasi obligatoire, de réaliser un projet prothétique qui permettra, dans des conditions anatomiques idéales, de guider le positionnement 3D de ces implants ; ou à défaut, dans des conditions anatomiques dégradées, de guider la ou les reconstructions nécessaires à ce bon positionnement. Dans les cas extrêmes, le projet prothétique pourra éventuellement aider à choisir le meilleur compromis prothético-anatomique dans les cas où les reconstructions présenteraient davantage de risques que de bénéfices.
Ce sont donc naturellement ces mêmes principes qui sont appliqués dans le cadre d’une réhabilitation complète implanto portée. Mais ce projet prothétique aura dans ces cas une fonction supplémentaire. Non seulement il sera le guide du positionnement implantaire, mais il servira aussi pour réaliser une prothèse provisoire la plus équilibrée esthétiquement et fonctionnellement, qui sera mise en charge le jour de la chirurgie afin d’optimiser l’ostéointégration des implants et améliorer le confort du patient (2). Dans les cas où une extraction-implantation immédiate est envisagée, des problématiques peuvent être rencontrées lors de l’application de ce protocole en flux conventionnel. Elles commencent à l’établissement d’un projet prothétique valide, difficile à confronter avec la réalité lorsque des dents à extraire sont encore présentes sur l’arcade (Fig. 1). L’autre défi réside dans la logistique et la technicité du protocole de mise en charge immédiate. Il faudra réaliser une prothèse provisoire correspondant en tout point au projet prothétique établi sur cire, tant sur l’anatomie que sur le positionnement tridimensionnel, et la transmettre au cabinet dans un laps de temps relativement court.
Le flux numérique permet aujourd’hui de pallier certaines de ces difficultés, grâce aux possibilités de superposition des couches inhérentes au flux : le projet prothétique n’est plus réalisé sur modèle en plâtre à l’aide de cire mais de façon entièrement numérique, et donc visualisable en superposition même si des dents restent présentes (Fig. 2). On le validera à minima à l’aide de modèles numériques maxillaire et mandibulaire fixés dans les rapports intermaxillaires choisis ; ou dans d’autres cas à l’aide d’un avatar virtuel quasi complet du patient incluant photographies, scanner facial et cinématique mandibulaire (Fig. 3).
Une fois ce projet virtuel établi, deux philosophies se démarquent concernant la MCI. La première s’apparente aux techniques conventionnelles en confiant au clinicien le rôle de réaliser une empreinte le jour de la chirurgie, mais de telle façon que celle-ci soit intégrable (par processus de matching numérique) au projet virtuel précédemment établi. Plusieurs solutions existent afin de réduire au maximum les risques d’erreurs lors cette intégration en fiabilisant le matching grâce à des points communs discriminants préétablis : des dents non mobiles laissées sur l’arcade jusqu’à l’empreinte optique, des mini vis posées en amont de la chirurgie, une base chirurgicale numériquement conçue en amont, etc. (Fig. 4)
Cette solution permet de s’assurer que la prothèse provisoire qui sera finalisée au laboratoire corresponde bien au projet prothétique conçu virtuellement. La deuxième consiste à réaliser un guide chirurgical dit à étage permettant non seulement de guider le geste chirurgical et le placement des implants, mais également d’effectuer une mise en charge directement au fauteuil, à l’aide d’une prothèse provisoire quasiment finalisée qui sera solidarisée à des piliers provisoires le jour de la chirurgie (Fig. 5). En plus d’assurer une concordance entre projet prothétique et prothèse provisoire, cette solution présente l’avantage de simplifier la logistique coté laboratoire attenante au protocole de MCI mais demandera plus de temps de travail au fauteuil pour le praticien (3).
Quel que soit la solution choisie, une fois la mise en charge réalisée, il convient d’attendre une période de 3 à 6 mois, le temps de l’ostéointégration des implants avant de réaliser la prothèse d’usage (4). Cette période sera également l’occasion de confronter la prothèse provisoire, conçue virtuellement parfois avec peu ou pas d’essayages, à la réalité et en obtenir la validation par le patient tant sur le plan esthétique que fonctionnel. Celle-ci, dont le port permet la validation par le patient et l’ostéointégration des implants mise en charge, peut être une source d’information précieuse qu’il serait dommage de ne pas exploiter pour réaliser la prothèse d’usage. Pourtant, il est commun en flux conventionnel de réaliser des empreintes complètes implanto portées au plâtre ou à base de polyether, et de capturer à nouveaux les rapports intermaxillaires, effectuer une mise en articulateur, réaliser un essayage esthétique, etc. en ignorant la quasi-totalité des informations apportées par les 3 mois de port (5). Avec l’expérience, certains praticiens ont cependant développé des techniques afin d’utiliser les informations fournies par cette prothèse provisoire. Les solutions varient : se servir de la prothèse en tant que transmission de la dimension verticale au laboratoire, ou comme d’une empreinte pour la coulée d’un maitre modèle, voire de la dupliquer entièrement pour réaliser une prothèse d’usage quasi-identique. Ces solutions restent cependant relativement confidentielles et dépendantes de l’expérience du couple praticien/prothésiste ; de plus elles nécessiteront l’immobilisation de la prothèse provisoire pour une durée allant de plusieurs heures à plusieurs jours.
En raisonnant non plus en flux conventionnel mais en flux numérique, il est aujourd’hui possible de dupliquer la situation actuelle du patient afin de créer un véritable avatar numérique dans lequel plusieurs essayages virtuels seront possibles grâce aux nombreux outils disponibles aujourd’hui sur le marché. Inhérent au flux numérique, on retrouve cette capacité de superposition des informations, affichables à la volée, dont les valeurs pourront être variables ; là où le flux conventionnel consistera en la capture de données statiques dont les variations seront éventuellement possibles, mais uniquement à l’aide d’un simulateur.
Par exemple, au lieu de transmettre une photographie qui ne sera pas superposable à des modèles plâtres et dont l’apport dépendra de la qualité de la prise de vue, il est possible d’utiliser un scanner facial qui fournira un fichier 3D de visage du patient, superposable sur les modèles numériques (Fig. 6). Le prothésiste pourra à tout moment l’utiliser pour apprécier l’esthétique du visage selon différents angles, et en particulier le maintien des tissus mous par la prothèse actuelle. Il est également possible de capturer et transmettre plusieurs situations tridimensionnelles du visage : repos, sourire, etc.
De la même façon, la cinématique mandibulaire, validée pendant plusieurs mois à l’aide de la prothèse provisoire en place, et ayant permis une ostéointégration des implants mise en charge, peut aujourd’hui être capturée et réutilisée pour la conception de la prothèse. Au lieu d’enregistrer de nouveaux rapports intermaxillaires et réaliser une simulation de la cinématique sur articulateur, il est maintenant possible de recueillir et transmettre l’ensemble de cette cinématique au laboratoire à l’aide d’un dispositif comme Modjaw® (Fig. 7). Dans les cas où la DVO a été sous ou sur évaluée, il sera également possible de choisir virtuellement de nouveaux rapports intermaxillaires issus de trajets réalisés par le patient. Ceux-ci seront donc facilement reproductibles et il est possible d’essayer plusieurs rapports dans l’avatar du patient sans réaliser un nouvel enregistrement. Ces informations esthétiques et fonctionnelles, seront superposables afin d’apporter au prothésiste/designer toutes les informations nécessaires à la réalisation d’une conception numérique tenant compte des informations apportées par la prothèse provisoire. Il manquera cependant encore une donnée essentielle pour réaliser la prothèse d’usage : un modèle maitre valide contenant les les indications de la position des implants/parties secondaires et l’architecture gingivale.
Afin de conserver les avantages évoqués d’un flux entièrement numérique il serait idéal d’utiliser une caméra intra-orale pour obtenir un modèle maître valide numérique. Malheureusement, les empreintes optiques d’une ou deux arcades totalement édentées présentent aujourd’hui un grand risque de déformation (en particulier à la mandibule)(6). Ces difficultés s’expliquent par l’absence de repères stables pour la caméra intra orale dont le fonctionnement est basé sur le principe de stitching (plusieurs images sont enregistrées et liées entre elle à l’aide de points reconnaissables et discriminants dans la cavité orale, permettant à la caméra, en collaboration avec l’algorithme du logiciel d’acquisition, de fournir une empreinte fidèle à la situation intra-buccale). La réalisation de l’empreinte optique nécessitera également la mise en place de transferts numériques, ScanBody , dont la forme a été développée pour être reconnue facilement par une caméra intra-orale (7). Ces transferts numériques constitueront alors les seuls points de repères reconnaissables dans une arcade édentée. Cependant, la multiplicité des mêmes formes géométriques de ScanBody répartis sur une arcade édentée impacte le stitching de l’algorithme du logiciel d’acquisition, dont les seuls points de repères seront certes reconnaissables, mais non discriminants. Il arrive alors souvent que l’empreinte soit déformée, voire impossible à réaliser (8) (Fig. 8).
C’est pourquoi aujourd’hui l’empreinte au plâtre ou à base de polyether, couplé à la réalisation d’une clé en plâtre afin d’en valider l’exactitude, reste le gold standard pour la prise d’empreinte de prothèse complète implanto portée (9) (10). Elle aboutit à un modèle maitre reflétant parfaitement la situation intra-orale qui pourra être alors numérisé, puis intégré dans le reste des données numériques par processus de matching : on parle alors de flux hybride. Cependant ce modèle, puisque dénué de prothèse provisoire, ne présente aucun point commun entre le reste des fichiers fournissant informations esthétiques (scanner facial) et fonctionnelles (Modjaw®) dont la capture est réalisée prothèse provisoire en place (Fig. 9). Le fichier ainsi obtenu sera donc inexploitable dans le cadre d’un protocole de matching des données et l’avantage de superposition des couches propre au flux numérique sera perdu.
Conscient de cette problématique, différents systèmes apparaissent sur le marché, les plus connus étant les systèmes Icam 4D® de Imetric et PICdental®. Ces outils font appels à la photogrammétrie, permettant une acquisition simultanée de toutes les positions implantaires, contrant ainsi la nécessité de stitching inhérente aux systèmes d’acquisition intra oraux (11). Ces systèmes restent cependant couteux d’acquisition et nécessite d’être apprivoisés tant par le praticien que par le prothésiste/infothésiste.
Une alternative afin de conserver un flux numérique complet et tous les avantages y attenant est la technique dite d’Empreinte Optique Inversée. Cette technique a été mise en place progressivement et son exactitude validée par des clés en plâtre réalisées systématiquement à travers une série de huit cas. Elle repose sur l’utilisation non plus de transferts numériques (ScanBody) scannés directement en bouche ; mais sur l’utilisation d’analogues numériques (Scananlalog) scannés directement sur la prothèse provisoire. Sur le marché, différents analogues existent selon les marques d’implants : certains sont adaptés au flux conventionnel et à la coulée du plâtre, d’autres à l’insertion dans des modèles imprimés. Par ailleurs, un autre type d’analogues numériques appelés ScanAnalogs ont la particularité d’être contenus dans la bibliothèque implantaire du logiciel nécessaire à la CAO au laboratoire, de la même façon qu’un Scanbody (Fig. 10). Tout comme un ScanBody est un équivalent numérique de transfert d’empreinte conventionnel, ces ScanAnalogs sont des équivalents numériques des analogues conventionnels : ils répondent au même fonctionnement et permettront une localisation tridimensionelle des implants/parties secondaires à restaurer par le logiciel de CAO. Ainsi, une fois ces ScanAnalog transvissés à la prothèse provisoire et le tout numérisé, il sera alors possible pour le prothésiste de corréler la position des implants/parties secondaires en rapport avec la prothèse provisoire. (Fig. 11 et 12)
Il sera malgré tout important de s’assurer d’une acquisition fiable de cette prothèse vissée aux ScanAnalogs, dont la forme et la texture de surface ont été travaillées pour être facilement identifiables lors d’empreintes optiques de manière identique à des ScanBody. Ce type d’empreinte reste dépendant du nombre et de la répartition des différents ScanAnalogs vissés dans l’intrados de la prothèse. Afin de s’assurer d’une acquisition sans déformation, une adjonction de repère fiduciaire type digue liquide (Opaldam®) est conseillée (Fig. 13). L’acquisition s’en trouve grandement facilitée, et présente l’avantage de se faire de manière instantanément hors de la cavité buccale et donc à l’abri de la salive et des mouvements du patient pouvant être sources d’erreurs (12).
Un modèle maître numérique pourra ainsi être généré et la passivité du résultat validée par un essayage d’une clé en plâtre conçue numériquement puis usinée. Il a été choisi de réaliser ces clés par usinage plutôt que de manière conventionnelle afin de s’affranchir des erreurs liées à l’impression 3D d’un modèle ou de la fabrication manuelle d’une clé (Fig. 14). Tous les tests réalisés sur cette série de huit cas ont confirmé la passivité du modèle numérique ainsi obtenu, confirmant la fiabilité de la technique (Fig. 15). Elle permet d’offrir une alternative fiable et économique à l’enregistrement numérique d’un modèle maître dans le cadre d’une réhabilitation globale implantaire mais elle autorise surtout une intégration simplifiée des données tridimensionnelles supplémentaires issues des différents enregistrements esthétiques (scanner facial) et fonctionnelles (Modjaw®). Il alors aisé de reconstituer un avatar numérique dans lequel plusieurs essayages virtuels seront possibles (Fig. 16). En flux numériques, ces essayages consisteront en l’impression 3D de maquettes monobloc qui permettront de confirmer la passivité au vissage, l’esthétique, mais également l’occlusion de façon fiable sans craindre une mobilité des dents montées sur cire (Fig. 17). La prothèse d’usage sera ensuite réalisée par usinage afin, notamment, de conserver l’anatomie occlusale conçue, affinée, et validée numériquement.
Le passage au flux numérique semble aujourd’hui inévitable dans nos cabinets et laboratoire. Celui-ci peut sembler complexe, inatteignable ou encore incomplet pour
certains praticiens, en particulier en prothèse complète implanto portée. Il existe pourtant aujourd’hui des flux numériques viables permettant de remplacer entièrement le flux conventionnel,
mais surtout d’offrir bien plus pour nos patients qu’avec les méthodes traditionnelles : une prédictibilité accrue grâce
à la superposition des données, un temps fauteuil réduit, un confort optimisé pour les patients, etc.
Des efforts restent à faire d’un point de vue économique sur l’acquisition de ces nouveaux outils permettant l’application de ce flux, tout comme sur la capacité des laboratoires à se former pour traiter ces données. Mais le plus grand travail revient au praticien qui doit, comme tout outil, l’apprivoiser pour en tirer le meilleur. De la même façon que nous maitrisons et comprenons aujourd’hui les tenants et aboutissants du flux conventionnel, il nous faut nous approprier le flux numérique de manière scientifique, en comprendre le fonctionnement, afin d’en optimiser l’application.
Bibliographie