Applications pratiques et travaux récents de l’intelligence artificielle en odontologie en parodontologie

Dossier spécial Carte blanche à Pascal Karsenti

AONews #70 - novembre 2024

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IA, odontologie et parodontologie AO 70.
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Introduction

 

Depuis plusieurs années, les systèmes d’IA avec les réseaux de neurones artificiels et la computer vision ont été utilisés pour aider à la prise de décision et au diagnostic dans plusieurs secteurs de la médecine et/ou pour faciliter la planification du traitement par les médecins.

On retrouve des applications notamment pour le diagnostic, le pronostic et la gestion du traitement de cancers comme ceux du sein (1) ou du poumon (2), pour l’analyse histopathologique (3), en ophtalmologie (4), en neurologie (5) ou encore en cardiologie (6). Les recherches, concernant l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine de l’odontologie, ont, elles aussi, considérablement augmenté ces dernières années.

Si on effectue une recherche avancée sur Pubmed avec comme MeshWord dentistry et artificial intelligence ou deep learning sur les 5 dernières années, les publications sur ce sujet sont passées de 3159 publications en 2018 à 19 763 en 2023. Les récentes études se sont intéressées aux applications de l’IA et notamment de l’apprentissage profond dans les différentes spécialités de la médecine dentaire. Beaucoup de travaux ont porté sur l’utilisation de la computer vision et des CCNs ( réseaux de neurones convolutifs) appliqués à l’imagerie dentaire pour faire de l’analyse, de la segmentation et du diagnostic.

La capture et le traitement de l’image sont donc au coeur de l’usage de l’IA en dentaire. Les deux sources les plus répandues chez les patients sont les smartphones, et au cabinet dentaire la radiographie.

Dans cet article, certains usages et perspectives de ces deux modalités d’acquisition seront développées pour la prévention et le diagnostic des parodontopathies.

 

Prévention et suivi du patient à l’aide d’un smartphone

 

Détection de la plaque dentaire

 

Les maladies parodontales ou la maladie carieuse ont principalement pour point de départ l’accumulation de plaque dentaire. Par conséquent, la réussite du traitement et l’absence de récidive de ces maladies impliquent un bon contrôle de l’élimination du biofilm. Cependant, l’identification de la plaque dentaire est souvent difficile pour le patient, surtout quand elle est présente en faible quantité. You et coll. (7) ont proposé un modèle d’IA basé sur l’apprentissage profond pour détecter la plaque dentaire sur les dents temporaires. Après une phase d’entraînement et de validation sur 886 photographies, 98 nouvelles photos intrabuccales de dents temporaires ont été évaluées par le modèle d’IA. En parallèle, un pédodontiste expérimenté a diagnostiqué la présence de plaque sur ces 98 photos intrabuccales prises par appareil numérique. Un révélateur de plaque a ensuite été appliqué pour contrôler exactement la délimitation de la plaque dentaire.

Le test a été effectué une seconde fois une semaine plus tard avec les mêmes photographies. La précision du modèle d’IA était de 0,736 et celle du dentiste de 0,695. Il n’y avait aucune différence significative entre le diagnostic de la plaque dentaire par l’IA et le dentiste, montrant bien que la détection par IA n’est pas inférieure à celle du dentiste spécialisé. Ainsi, des technologies d’IA similaires pourrait aider les parents à surveiller l’hygiène bucco-dentaire de leur enfant et mieux les assister pour son élimination (Fig. 1)

 

Brosses à dents connectées

 

La brosse à dents et les mouvements de l’utilisateur sont étroitement associés à l’efficacité de l’élimination de la plaque dentaire par le patient. Plusieurs études ont déjà montré l’efficacité du brossage électrique par rapport au brossage manuel mais depuis une dizaine d’année, et notamment grâce à l’avènement des smartphones, des brosses à dents « intelligentes » ont été développées (Genius X et iO10, Oral-B®, Hum et Connect E2, Kolibree®). Elles utilisent des gyroscopes et accéléromètres pour détecter l’emplacement et l’orientation de la brosse, ainsi que des capteurs pour surveiller la pression et le temps de brossage. Dans le cas des brosses à dents Oral-B®, les données sont envoyées à une application qui utilise un algorithme de deep learning pour identifier en temps réel l’endroit où l’utilisateur se brosse les dents. Cela permet un suivi des dents en 3D sur l’application mobile via Bluetooth, et visible par l’utilisateur (Fig. 2). L’algorithme combine la connaissance de milliers de comportements de brossage individuel et guide l’utilisateur vers une meilleure habitude de brossage. La brosse à dents est également capable d’analyser la pression exercée et de changer de mode de brossage en cas de pression trop élevée.

Pour la brosse à dents de Kolibree®, les algorithmes de deep learning sont dans un processeur à l’intérieur de la brosse à dent, ce qui permet au système d’apprendre les habitudes de l’utilisateur pour affiner la précision au fur et à mesure de l’utilisation. La brosse à dent peut donc fonctionner même si elle n’est pas connectée à l’application mobile, les données du brossage étant stockées puis synchronisées une fois l’application ouverte. Cette interactivité permet à l’utilisateur d’obtenir un retour d’information personnalisé et spécifique à ses besoins en matière d’hygiène bucco-dentaire, le tout dans un cadre plus ludique. Cette technologie permet également au praticien et au patient d’examiner ensemble les données de brossage réelles, afin de discuter des améliorations en matière d’hygiène bucco-dentaire.

 

Une étude de Erbe et coll. (8) a notamment souligné l’intérêt de l’utilisation de ces brosses à dents connectées chez les adolescents qui ont tendance à négliger leur brossage biquotidien mais qui utilisent régulièrement des appareils connectés. Cette étude a évalué l’efficacité de l’élimination de la plaque dentaire ainsi que la durée du brossage avec une brosse à dents interactive par rapport à une brosse à dents manuelle chez 60 adolescents pendant 2 semaines. La différence est statistiquement significative: la brosse à dent connectée élimine plus de plaque qu’une brosse à dent manuelle. De plus, le temps de brossage dans le groupe des brosses à dents électriques a également augmenté par rapport au groupe témoin resté avec des brosses à dents manuel. Cela montre donc l’intérêt de ce type de brosse à dents pour certaines catégories de la population. Cependant, il serait intéressant de comparer l’amélioration du brossage entre une brosse à dents électrique classique et une brosse à dents connectée.

 

Plus récemment, une étude de Jeon et coll. (9) a analysé les effets d’une formation au brossage des dents basée sur la réalité virtuelle et utilisant une brosse à dents intelligente chez des personnes présentant une déficience intellectuelle. Les résultats ont montré que cette formation était plus efficace qu’une formation à l’aide de matériel visuel.

 

Gingivite

 

Les saignements gingivaux sont un motif fréquent de rendez-vous de la part des patients. Le développement d’une gingivite non diagnostiquée peut entrainer l’apparition d’une parodontite. La connaissance de sa maladie et de ses causes par le patient peut l’aider à contrôler sa progression. Dans leur étude, Li et coll. (10) ont utilisé un système d’IA à des fins de dépistage de la gingivite à partir de photographies intra-orales.

L’ensemble des données ont été divisées en 3 groupes : celles présentant une gingivite, celles présentant du tartre et celles présentant de la plaque dentaire. Lors de la phase de test, l’algorithme a obtenu de bons résultats en termes de classification avec une sensibilité et une spécificité moyenne d’environ 80% pour les 3 groupes. En termes de localisation, la sensibilité moyenne était de 66% pour la gingivite et 45% pour le tartre. La précision de localisation est considérée comme acceptable, étant donnée l’utilisation de boîtes englobantes pour la gingivite et le tartre, et de carte thermique pour le dépôt de plaque. (Fig 3)

 

Radiographie

 

Formule dentaire et bilan bucco-dentaire

 

Chen et coll. (11) ont comparé la précision d’un algorithme R-CNN pour la détection et la numérotation automatique des dents sur radiographies rétro-alvéolaires, avec 3 chirurgiens-dentistes ayant entre 1 et 4 ans d’expérience. L’algorithme a montré d’excellents résultats pour la détection des dents, et des bons résultats pour la numérotation automatique, très proche de ceux du dentiste junior qui a servi de témoin. Tuzoff et coll. (12) ont proposé un modèle de CNN pour automatiser la détection et la numérotation des dents sur des radiographies panoramiques, afin de faire gagner du temps au clinicien. Pour la détection des dents, le modèle a une précision de 0,9945 quasiment identique à l’examinateur humain. Les erreurs de détection du modèle sont souvent dues à des chevauchements, la présence d’appareils prothétiques induisant des artefacts ou des restes radiculaires trop délabrés pour être identifiés comme une dent.

Pour la numérotation des dents, la sensibilité du modèle est de 0,98 et la spécificité de 0,9994, également très proche de celle de l’examinateur. Les erreurs sont ici souvent dues à des absences de dents entraînant des versions des dents adjacentes.

Cette étude montre qu’un système d’IA peut détecter et numéroter correctement des dents sur radiographies panoramiques (Fig. 4) à des fins d’établissement automatique du schéma dentaire du patient.

 

Parodontite

 

Le diagnostic de la maladie et de son stade passe par différents examens, et notamment par une détermination de la perte osseuse alvéolaire analysée sur des radiographies rétro-alvéolaire lors d’un bilan long cône idéalement. Mais la radiographie panoramique reste l’examen complémentaire le plus réalisée (particulièrement en France). La détection précoce de la maladie et de l’ostéolyse pourrait prévenir la perte des dents des patients concernés par un traitement adapté. Plusieurs études ont présenté des méthodes basées sur l’apprentissage profond pour détecter et quantifier la perte osseuse alvéolaire sur des radiographies panoramiques. Les résultats de ces études ont mis en évidence l’efficacité des réseaux de neurones pour leur utilisation dans ce cas spécifique, avec une bonne fiabilité parfois similaire aux dentistes expérimentés.

 

Le modèle de Kim et coll. (13), DeNTNet, permet d’analyser la radiographie et de classer chaque région d’intérêt en fonction de l’absence ou de la présence de perte osseuse alvéolaire, mais sans quantifier cette perte osseuse, ni la dent précisément. Chang et coll. (14) ont publié une étude sur un système permettant de détecter avec précision le niveau de perte osseuse et le classer selon le stade de parodontite. Pour détecter et classer la perte osseuse, l’algorithme détecte la ligne parodontale c’est-à-dire le niveau de l’os alvéolaire. Puis il détecte le niveau de la jonction émail-cément et segmente chaque dent sur la radiographie (Fig.5). Les points d’intersection entre l’axe de la dent, la jonction émail-cément et la ligne parodontal sont les points de repères pour mesurer la perte osseuse parodontale (Fig. 6). Les prédictions du modèle de diagnostic avaient un coefficient de corrélation de 0,73 avec les radiologues, montrant une bonne corrélation entre l’analyse par le modèle d’IA et les experts.


Dans une étude plus récente de Jiang et coll. (15), la précision et la sensibilité du modèle d’IA était statistiquement significative pour la détection des pertes osseuses de stades précoces (I et II) par rapport aux diagnostics des chirurgiens-dentistes (0,76-0,75 pour l’IA contre 0,57-0,46 pour les cliniciens). Cependant, la valeur minimum de 2mm signalant une perte osseuse étant difficile à définir sur une radiographie panoramique, l’étude n’a pas fait de distinction entre l’absence de résorption (distance entre os alvéolaire et jonction émail-cément inférieure à 2mm) et la résorption osseuse de stade I (Fig. 7). La limite de ces études est justement l’utilisation de radiographies panoramiques. Cela entraîne des superpositions ou des déformations des structures osseuses et dentaires, ainsi qu’une plus faible résolution pour chaque dent individuelle contrairement à la radiographie rétro-alvéolaire, qui est l’examen de référence pour le diagnostic parodontal.

Dans leur étude, Lee et coll. (16) ont développé un modèle de deep learning pour mesurer le pourcentage de perte osseuse radiographique sur des radiographies rétro-alvéolaire, ainsi que la prédiction du stade de résorption et du diagnostic de parodontite. Les résultats ont ensuite été comparés aux diagnostics effectués par des examinateurs indépendants. Le modèle proposé a atteint une sensibilité, une spécificité et une précision élevée (supérieure à 0,8) pour l’attribution du stade de perte osseuse radiographique (pas de perte, stade I, stade II, stade III). Il n’y avait pas de différence significative dans les mesures du pourcentage de perte osseuse entre le modèle de DL et les examinateurs. Néanmoins, le temps nécessaire pour effectuer la mesure de ce pourcentage était significativement plus long par l’examinateur que le temps requis par l’IA.

Enfin, la précision du diagnostic de parodontite par l’algorithme était de 0,85. Ainsi, même si d’autres examens notamment cliniques sont nécessaires, ce modèle d’apprentissage profond permettrait de fournir un diagnostic préliminaire rapide et fiable dans certaines situations.

 

Conclusion

 

L’intelligence artificielle touche à toutes les spécialités de la médecine dentaire. Les technologies se développent très rapidement et il est nécessaire d’actualiser régulièrement ses connaissances pour suivre l’innovation. Les principales avancées concernent le domaine de la reconnaissance d’image, avec pour objectif d’améliorer l’efficacité diagnostic du praticien et diminuer la perte de chance pour le patient. Nous avons vu notamment l’utilisation de ces systèmes pour la détection précoce des maladies parodontales et son intérêt dans la prévention mais également des applications accessibles immédiatement pour l’omnipraticien et la prise en charge globale du patient.