Le point sur les résines de modelage utilisées en dentisterie restauratrice ?

Dossier du mois : Carte blanche à Philippe François - Focus sur le laboratoire URB2i- AO News #69 - octobre 2024

Télécharger
3. Résines modelage AO #69 Ocot 2024.pdf
Document Adobe Acrobat 679.4 KB


Introduction

 

Les résines composites visqueuses présentent souvent des défis en matière de manipulation, qui peuvent inclure l'adhérence des incréments aux instruments, la difficulté à les sculpter, ou encore des obstacles à leur application en couches fines et uniformes (Fig.1). Pour surmonter ces difficultés, les praticiens recourent fréquemment à l'utilisation d'une résine lubrifiante conjointement à leur instrumentation (telles que spatules et pinceaux). Les bénéfices de cette pratique sont cliniquement significatifs, permettant une manipulation plus aisée, l'élimination des marques instrumentales, une non-adhérence des résines aux spatules de sculpture, une réduction de la tension superficielle et une meilleure mouillabilité durant le modelage.

L'idée d'utiliser une lubrification pour faciliter la manipulation des résines composites n'est pas récente. Depuis la fin des années 1980, des publications scientifiques mentionnent l'emploi de l'acétone, de l'alcool isopropylique, ou de systèmes adhésifs pour gérer les résines visqueuses lors de restaurations directes (1). Actuellement, les lubrifiants les plus couramment utilisés pour façonner les résines composites sont des résines adhésives translucides pures ou des résines de modelage spécifiques.

Au-delà des avantages évoqués en dentisterie opératoire, l'utilisation de ces lubrifiants pourrait aussi renforcer la liaison cohésive entre les couches de résine et influencer positivement la résistance à la flexion de la restauration. Toutefois, la validation de ces avantages mécaniques nécessite d’être corroborés par les études laboratoires, et plusieurs questions demeurent légitimes : l'augmentation du ratio résine/charge affecte-t-elle négativement les performances du matériau ? Les propriétés optiques des restaurations restent-elles inchangées, ou risquent-elles d'être altérées (par exemple, par une discoloration primaire ou secondaire) ? Toute résine adhésive peut-elle servir de lubrifiant instrumental ? Ces préoccupations, loin d'être nouvelles (2), gagnent en pertinence à une époque où l'offre de lubrifiants a considérablement augmenté sur le marché.

Cet article vise à clarifier le rôle des résines de modelage et à offrir un aperçu des divers produits disponibles, facilitant ainsi le choix des praticiens pour optimiser leurs techniques de restauration.

 

Un peu de sémantique.

 

Un lubrifiant se définit comme étant un composé ou mélange de composés destiné à faciliter la mise en œuvre des matières plastiques (3). Les résines de modelage retrouvées dans la littérature anglo-saxonne sous le terme wetting agent ou modeling liquid/resin sont commercialisées spécifiquement à faciliter la manipulation des résines composites. On peut les retrouver sous forme de flacons près à l’emploi (Fig.2) ou de seringues (Fig. 3). Elles sont à distinguer des résines adhésives dont leur utilisation, pour mettre en forme les résines composites, est dévoyée de leur rôle initial de conditionnement tissulaire (Fig.4).


 

Répercussion sur le biofilm et biocompatibilité

 

Selon leur composition chimique et les monomères qui les constituent (Tab.1), les résines de modelage et les adhésifs peuvent libérer, en quantités variables, des substances telles que le triéthylène glycol diméthacrylate (TEGDMA) et le 2-hydroxyéthyl méthacrylate (HEMA), dont la cytotoxicité envers les cellules odontoblastiques est bien documentée (4). Il est donc impératif d'utiliser ces matériaux avec une grande précaution, en quantités limitées (Fig.5), et de veiller à ce que les couches de résines composites manipulées soient exposées suffisamment longtemps sous une lampe à photopolymériser puissante (5). Cette mesure vise à prévenir les risques de sous-polymérisation, qui pourrait entraîner une libération accrue de

monomères nocifs.

 


 

Répercussions optiques

 

En dépit des promesses commerciales affirmant une neutralité des résines de modelage, leur application entre chaque couche ou en finition de surface d'une restauration pourrait-elle influencer le résultat colorimétrique final ?

L'application d'un lubrifiant ne semble pas compromettre la translucidité des restaurations. Toutefois, elle peut influencer la couleur initiale en la faisant virer vers des teintes plus rouges, ainsi qu'affecter la stabilité colorimétrique en favorisant un jaunissement progressif de la restauration au fil du temps. Cette tendance est particulièrement observée avec les résines adhésives universelles, tandis que certaines résines de modelage, comme le GC Modeling Liquid, semblent moins susceptibles de présenter ce désavantage (8).

Les preuves scientifiques sur l’utilisation des adhésifs universels comme lubrifiants et leurs effets sur les propriétés mécaniques et optiques sont rares et controversées (9, 10). On peut cependant observer une tendance aux résines de modelage à offrir une meilleure stabilité de couleur par rapport aux résines universelles (11, 12).

Certaines études suggèrent même que l'utilisation d'un liquide de modelage, entre les couches de résines composites peut réduire ou retarder la coloration d'un matériau dans le temps (13, 14). A contrario, l'application d'un lubrifiant en quantité non-maitrisée peut altérer la composition superficielle en augmentant le rapport monomère par rapport à la charge, et donc augmenter la sorption liquide/colorant responsable de discolorations secondaires (15).

L'application d'un lubrifiant peut, dans un premier temps, protéger la brillance de la restauration contre les effets des tanins présents dans l'alimentation. Cependant, il convient de nuancer cette observation, car les bénéfices semblent transitoires. En effet, l'effet protecteur du lubrifiant s'estompe avec le temps, face aux agressions quotidiennes telles que le brossage, réduisant ainsi son impact positif à un avantage à court terme (16).

Pour résumer, il est préconisé d’utiliser une résine lubrifiante de composition hydrophobique et dans tous les cas d’observer un polissage rigoureux de la restauration, meilleur garant de la stabilité colorimétrique de celle-ci (13).

 

Répercussions mécaniques

 

Il a été rapporté que les propriétés mécaniques pourraient être améliorées lorsqu'une résine hydrophobe non chargée était utilisée entre les couches de restauration aussi bien pour les résines adhésives (17) que pour les résines de modelage (18). Cet effet serait lié à la réduction des défauts et des vides entre les couches de restauration suite à la procédure de stratification.

La cohésion avec une résine hydrophobe entre les couches incrémentielles d'une restauration aux résines composites pourrait donc potentiellement améliorer ses propriétés mécaniques en termes de ténacité à la rupture. Les effets sur les forces d’adhérence (18, 19 )et la résistance à la flexion de la résine composite semblent quant à eux négligeables (20).

Les alcools à 70% sont à proscrire comme lubrifiants. Ils ne sont pas compatibles avec certains systèmes composites (à base de BIS-GMA et d'UEDMA) et provoquent une rupture pure de l'adhésif et une faible force de liaison dans le composite. Cependant l'utilisation d'éthanol absolu (éthanol pur dont le titre est au moins égal à 99,8 %) pourrait maintenir l'intégrité de la surface des nanocomposites. Leur conservation et leur cinétique d’évaporation n’en font toutefois pas un lubrifiant de prédilection (21, 22).

L’utilisation d’une résine adhésive hydrophobe peut s’avérer une alternative pour réduire la rugosité de la surface et améliorer ainsi la qualité de surface d'un composite de résine (13, 17).

Certaines études relèvent une diminution des propriétés mécaniques par l’utilisation des lubrifiants par réduction de la microdureté de surface (variable d’une marque à une autre) (11), de la résistance à la traction (23) et stipulent que l'approche la plus sûre consiste à ne pas utiliser d'agents mouillants du tout (24). Pour autant, ces répercussions mécaniques sont à pondérer, une récente méta-analyse soutient l'utilisation des résines de modelage et n’hésite pas à les qualifier de fiables et sûres (25).

Le moyen de mise en forme peut lui aussi altérer les propriétés mécaniques de la restauration. Si les résines de modelage sont classiquement couplées aux spatules (spatules de bouche, spatule à sculpter… (Fig.6) et pinceaux (Fig.7,8), il n’est pas rare d’utiliser nos gants en latex pour donner une forme sphérique à nos incréments. Si cette méthode s’avère particulièrement utile dans la restauration cuspide par cuspide des dents postérieures, il faut cependant proscrire l’utilisation de gants en latex si ceux-ci sont poudrés sous risque de rendre la résine composite plus soluble (Fig.9)(26).



 

Conclusion

 

La littérature met en garde comme quoi tous les systèmes adhésifs ne peuvent pas être utilisés au hasard comme lubrifiant sous peine d’obtenir des modifications optiques et mécaniques néfastes. Nous sommes en droit de nous montrer rassurant, voir encourageant sur l’emploi des résines de modelage. Il est difficile pour autant de faire une généralité sur leur usage. L’interaction des lubrifiants sur le degré de conversion de la résine de restauration porte à controverse (27-28).

 

Leur répercussion sur la microdureté de la surface, la rugosité et la stabilité de la couleur des matériaux composites ne dépend pas seulement du type de lubrifiant mais aussi de la résine composite employée (en raison des variations dans leurs matrices polymères et leurs types de charges). En pratique clinique, les effets néfastes des résines de modelage peuvent être atténués par une procédure de finition et de polissage appropriée (29).