Introduction
En odontologie, les outils numériques font aujourd’hui partie intégrante de la chaîne diagnostique et thérapeutique visant à optimiser la prise en charge des patients. Le défi de la technologie digitale actuelle est d’égaler, sinon dépasser la précision ou l’exactitude des empreintes physico-chimiques ainsi que de celle des enregistrements extra/intra oraux de mouvements mandibulaires imposés pour concevoir des réhabilitations prothétiques dont l’intégration biofonctionnelle devrait être optimale.
La construction du plan de traitement doit être basée sur un diagnostic précis afin de rendre prédictible les actes thérapeutiques qui doivent répondre aux demandes esthétiques et fonctionnelles des patients. En ce sens, les différents moyens d’enregistrements numériques permettent non seulement de reproduire virtuellement et/ou physiquement les caractéristiques cliniques de la situation initiale, d’affiner le diagnostic mais également d’évaluer virtuellement l’impact du plan de traitement envisagé.
Les scanner intra-oraux autorisent aujourd’hui l’enregistrement juste et reproductible des volumes dentaires dans le but de concevoir numériquement des prothèses dento ou implanto-portées (1). Néanmoins, la conception virtuelle de la morphologie prothétique est réalisée à partir de données numériques statiques, limitant ainsi son application à des prothèses de petite étendue dont l’intégration fonctionnelle s’avère facilitée par les dents adjacentes (2).
L’objectif de cet article est d’illustrer l’utilisation des outils numériques dans le diagnostic, la prise de décision thérapeutique et également dans la mise en place du traitement implanto-prothétique chez un jeune patient édenté au niveau de 21. Au travers de cette situation clinique, il sera abordé l’intérêt des outils numériques et notamment des enregistrements de la cinématique mandibulaire dans la conception et la fabrication, en amont de l’acte chirurgical, d’une prothèse provisoire implanto portée immédiate présentant des surfaces fonctionnalisées optimales.
Les outils numériques au service du diagnostic et de la décision thérapeutique
Mr B., 23 ans, se présente à la consultation après la perte de 21, extraite après alvéolyse terminale associée à une mobilité extrême. Le patient rapporte un traumatisme sur cette dent dans son enfance et le maintien en place grâce à une attelle de contention collée. Une prothèse amovible partielle provisoire remplace la dent extraite. Il est en bonne état de santé générale et ne fume pas. Sa demande est esthétique autant que fonctionnelle et son activité professionnelle restreint fortement ses disponibilités pour sa prise en charge thérapeutique. L’examen clinique conventionnel met en évidence un équilibre des étages de la face (3) et un sourire de classe III selon la classification de Liébart (4) avec un parodonte marginal non visible mais une exposition des papilles interproximales lors du sourire forcé. Le biotype parodontal est jugé épais du fait de l’absence de visibilité d’une sonde parodontale placée au niveau intra-sulculaire (5). Aucune parodontopathie (6), ni dysfonction de l’appareil manducateur ne sont détectées (Fig.1).
Des modèles d’étude numériques sont obtenus grâce à une empreinte optique réalisée à l’aide d’une caméra intra-orale Omnicam
(Dentsply Sirona). Ces modèles sont confrontés en occlusion statique, conformément à la situation intra-orale capturée. Une copie miroir virtuelle de la dent adjacente 11 est réalisée dans un
logiciel de Conception Assisté par Ordinateur CAO (Version 2.3 Matera, Exocad, Darmstadt, Germany) permettant de planifier avec précision une restauration unitaire en conformité avec l’arcade
dentaire du patient. Cette copie miroir de la 11 placée en 21, appelée alors wax-up virtuel, est affinée en réalisant un projet esthétique dans lequel les modèles numériques sont associés aux
photographies du visage et du sourire du patient. Cette planification virtuelle permet d’obtenir un projet prothétique qui s’intègrera donc idéalement dans le sourire du patient et de visualiser
ce résultat en amont de tout geste chirurgical (Fig.2). Par la suite, un examen radiographique tridimensionnel par
tomographies à faisceau conique ou CBCT révèle la présence d’un fragment radiculaire en site de 21 associés à une perforation apicale de la table osseuse vestibulaire. Néanmoins, la partie
cervicale de l’os alvéolaire reste intègre. La planification implantaire à l’aide du logiciel Simplant (version 18 Pro, Dentsply Sirona) permet de confirmer la compatibilité des axes implantaire
et prothétique. De plus, un volume osseux suffisant est disponible au niveau du site édenté, avec une épaisseur de la corticale d’environ 1 mm au niveau cervical de l’implant projeté. En fonction
des conditions cliniques et en réponse à la demande du patient, une implantation immédiate s’avère indiquée (7) (Fig.3).
L’ensemble de ces données cliniques et radiographiques permet d’établir un plan de traitement associant un protocole d’extraction du fragment radiculaire résiduel, combiné à une implantation immédiate avec mise en esthétique également immédiate. Une prothèse provisoire transvissée esthétique mais sans contacts fonctionnels, fabriquée en amont de la chirurgie, sera mise en place dans la séance.
Conception et fabrication d’une prothèse transitoire fonctionnelle avant implantation
Dans cette situation, en complément de la simulation de la situation implantaire, le flux numérique de travail permet la planification prothétique et l’évaluation de l’intégration esthétique. De plus, l’évaluation de l’intégration fonctionnelle de prothèses conçues virtuellement, peu souvent rapportée dans la littérature, est possible. Ainsi, il est possible d’analyser avec précision l’occlusion statique de modèles numériques (2) mais l’analyse de la cinématique occlusale nécessite le retour aux modèles physiques en plâtre et à un articulateur (8).
Il faudra alors interrompre le flux numérique par impression ou coulée des modèles de travail, lesquels seront montés sur un articulateur afin d’évaluer l’intégration fonctionnelle des cires diagnostiques lors de mouvements arbitraires imposés.
Le système Modjaw® est un outil qui permet d’obtenir des enregistrements numériques de la cinématique mandibulaire autorisant ainsi une planification fonctionnelle virtuelle au plus près de la réalité clinique. Le dispositif est constitué de deux parties. L’une contient des capteurs mis en place sur le patient tandis que l’autre est constituée d’une caméra qui enregistre les mouvements tridimensionnels de ces capteurs. Les différents mouvements indiqués par le praticien (ouverture/fermeture, propulsion, diduction latérale et mastication d’aliments de différentes textures) sont alors enregistrés dans un fichier numérique, intégrés par la suite dans un logiciel de conception assistée par ordinateur (CAO) (Fig.4).
Il est alors possible de profiter d’un flux numérique complet intégrant les schémas occlusaux fonctionnels enregistrés dans le projet prothétique virtuel. L’intérêt réside également dans l’intégration des schémas de mastication d’aliments de différentes consistances utiles à la conception des pentes cuspidiennes (Fig.5).
Il devient possible de régler avec précision les points de contacts occlusaux du wax-up numérique selon la cinématique mandibulaire du patient, sans passer par un simulateur plus ou moins arbitraire de celle-ci (Fig.6). Ce flux numérique complet permet donc de réaliser une prothèse qui s’intègrera dans l’esthétique mais également dans la fonction manducatrice réelle du patient.
Dans le cadre du plan de traitement proposé avec mise en esthétique immédiate de la dent provisoire, la prothèse est conçue de façon à ce qu’il n’y ait aucun point de contact lors de cette cinématique.
Un guide chirurgical (full guided) issu de la planification est réalisé par stéréolithographie afin de permettre un forage et une insertion de l’implant en respectant parfaitement la situation et l’orientation planifiée (9). De plus, en combinant le wax-up prothétique fonctionnel et la planification implantaire, un modèle de travail fabriqué en amont de la chirurgie matérialise la position finale tridimensionnelle de l’implant. Le guide chirurgical obtenu par stéréolithographie est placé sur le modèle de travail imprimé. Ceci permet de positionner l’analogue de l’implant de façon exactement similaire à la situation de l’implant mis en place lors de la chirurgie (Fig.7).
Sur ce modèle de travail prospectif, il est alors confectionné la prothèse virtuellement conçue à l’aide du flux numérique. Elle est indexée sur la position de l’implant, intégrée dans l’esthétique du sourire et réalisée en harmonie avec les schémas fonctionnels du patient afin d’éviter toute prématurité ou interférence.
Le seul écueil dans la prédictibilité du résultat thérapeutique obtenu réside dans la situation des tissus gingivaux péri prothétiques. En effet, le profil d’émergence de la prothèse, intimement lié à la situation tissulaire post-chirurgicale, est conçu arbitrairement en fonction de l’architecture des dents voisines. La gestion chirurgicale des tissus mous devra prendre en compte et accompagner la maturation gingivale péri prothétique.
Réalisation des étapes chirurgicales et prothétiques
Du fait de l’avulsion récente de la 21, l’architecture gingivale, bien qu’altérée, est encore visible. Le biotype gingival étant épais, la temporisation immédiate est indiquée afin de soutenir les tissus mous (10). L’extraction du fragment radiculaire résiduel est pratiquée de manière peu traumatique à l’aide de périotomes après élévation d’un lambeau muco-périosté. Le guide chirurgical à appuis dentaires est alors inséré et son positionnement précis vérifié. La séquence de forage est réalisée au travers du guide et permet d’insérer l’implant dans la position tridimensionnelle préalablement définie. Le guide est déposé et les sutures réalisées sans tension. Puis la prothèse provisoire est ensuite mise en place et transvissée à 20 N.cm. L’absence de contacts occlusaux est contrôlée afin qu’aucune contrainte liée à l’occlusion ou à la désocclusion ne puisse interférer avec le processus d’ostéo intégration (11) (Fig.8).
A 3 semaines post-opératoires, le site opéré présente une cicatrisation satisfaisante et la prothèse provisoire s’intègre de façon harmonieuse dans le sourire du patient (Fig.9). Cependant, la situation gingivale post-cicatricielle n’est pas exactement identique à la dent
adjacente (Fig.10)
Le contrôle à 3 mois post-opératoire révèle une récession millimétrique au niveau du collet de la zone implantée. Bien que cet aspect n’impacte pas le sourire du patient, il est décidé d’optimiser le résultat esthétique en réalisant un apport de conjonctif enfoui par tunnelisation. La prothèse provisoire est modifiée en amont de cette chirurgie muco-gingivale afin d’obtenir un profil d’émergence qui soutiendra au mieux la cicatrisation tissulaire (12) (Fig.11).
Deux mois plus tard, l’esthétique globale du site est jugée adéquate et autorise la réalisation de la prothèse d’usage (Fig.12).
Une empreinte optique est réalisée à l’aide d’une caméra intra-orale Omnicam (Dentsply Sirona) et la prothèse d’usage est réalisée par copie de la prothèse provisoire. L’analyse de la cinématique mandibulaire réalisée précédemment permet également de concevoir cette prothèse d’usage de façon à l’intégrer dans les schémas de fonction du patient (Fig.13).
Après les étapes de validation esthétique et fonctionnelle, la prothèse unitaire d’usage est finalement transvissée à 20 N.cm à l’aide d’une clé dynamométrique. Un score esthétique au niveau prothétique (White Esthetic Score, WES) et gingival (Pink Esthetic Score, PES) est réalisé 2 semaines après la mise en place la prothèse d’usage, selon les critères définis par Belser et al. et Furhauser et al. (13,14) Un score de 8/10 est obtenu pour la prothèse d’usage réalisée et 5/10 pour la situation gingivale (Fig.14). Du fait de la maturation gingivale, il est espéré une amélioration de ce dernier avec le temps. Le patient s’avère très satisfait du résultat obtenu (Fig.15a et b).
Conclusion
Les procédés de travail numérique sont en constante évolution et leur intégration dans les thérapeutiques contemporaines apparait incontournable. Dans le cadre des restaurations implanto-prothétiques, le recours à ces technologies permet non seulement de planifier avec précision les objectifs thérapeutiques mais également de tester virtuellement leur l’intégration esthétique et fonctionnelle avant tout acte invasif. Le flux numérique est également un atout majeur dans la phase chirurgicale du traitement afin de garantir le respect du positionnement tridimensionnel implantaire conformément à la planification préalable. Une courbe d’apprentissage quant à l’utilisation de ces outils ainsi qu’un investissement matériel initial non négligeable doivent être prise en compte, notamment pour les réhabilitations chirurgico-prothétiques complexes. Enfin, ces outils ne peuvent cependant pas se substituer au sens clinique du praticien, ni aux données acquises de la science qui restent les piliers essentiels de la décision thérapeutique.
Remerciements : aux Drs Pierre Moulin et Joseph Dray pour leurs conseils et collaboration quant à l’utilisation du système Modjaw®
Bibliographie :
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