Le contexte de l’utilisation de l’hypnose médicale : la difficulté de prise en charge, ou une anxiété partagée
Chirurgiens-dentistes de formation, nous avons choisi de consacrer notre exercice clinique à la prise en charge des enfants et adolescents. Et il n’est pas rare – voire même ordinaire – que nous rencontrions des patients à besoins spécifiques : le tout-petit (moins de trois ans), les patients non coopérants (jugés non soignables en ambulatoire classique), les patients atteints de maladies rares, et les patients atteints de handicap (notamment des enfants atteints de troubles envahissants du développement, de handicap mental ou de polyhandicap). La particularité de ces patients est représentée par un comportement anxieux, pouvant aller d’un regard fuyant ou d’une légère tension à des hurlements voire à une agitation extrême, et qui rendent la séance de soins difficile, tant pour le soigné que pour le soignant. Certaines études ont par exemple montré que 50 à 72% des enfants atteints d‘autisme présentaient un comportement non coopérant pendant les soins dentaires, induit notamment par le changement de routine et d’environnement (Eigsti and Shapiro 2003; Marshall et al. 2007).
Cette spécificité peut engendrer plusieurs conséquences sur la prise en charge thérapeutique.
- L’absence ou le retard de soins, et leurs retentissements d’une part sur la santé générale, pouvant aller de l’impossibilité de se nourrir à la septicémie, et d’autre part sur les coûts, avec une augmentation certaine de ces derniers. Cette absence ou ce retard de prise en charge peuvent s’expliquer non seulement par le refus de soins de la part du chirurgien-dentiste, mais aussi par un phénomène d’auto-exclusion de la part du patient ou sa famille (Brickhouse et al. 2009). Ce dernier point peut être lié à de multiples refus de soins préalablement rencontrés, un parcours de soins méconnu concernant l’orientation vers des praticiens formés à la prise en charge des patients à besoins spécifiques, ou encore la présence d’autres priorités (comme chez un patient atteint de handicap qui nécessite une prise en charge médicale multiple lourde). Ainsi, selon certains auteurs, plus de la moitié des patients handicapés ne demanderaient habituellement pas de soins dentaires, et parmi ceux qui le font, 76% auraient des difficultés à recevoir des soins, et près de 85% ne demanderaient des soins qu'en cas d'urgence (Leal Rocha et al. 2015). En outre, d’autres auteurs mettent en avant une autre explication probable, qui est l’incapacité des parents ou des aidants à reconnaitre une douleur ou une gêne exprimée de manière différente chez certains enfants atteints de handicap (Allison et al. 2000; Hennequin et al. 2000).
- L’anxiété de certains patients peut être telle qu’elle peut également induire des séances de soins sous contention physique, avec, d’une part, leurs conséquences psychologiques inévitables (de l’enfant, des accompagnants, et du praticien), et d’autre part, un possible abaissement des normes de prise en charge.
- Et enfin la dernière conséquence liée à un comportement non coopérant est la dispense des soins sous anesthésie générale, qui nécessitent souvent des mois d’attente, sans parler du risque de morbi-mortalité inhérent à ce type de prise en charge (Farsi et al. 2009; Ramazani 2016).
Mais pourquoi est-il jugé si « difficile » de soigner ces patients à besoins spécifiques ? S’il est relativement aisé d’expliquer l’origine de cette difficulté voire de ce refus de soins (de la part des patients ET des praticiens), mettre en œuvre des stratégies pour arriver à soigner au fauteuil est d’un tout autre défi. Lors de la première visite chez le dentiste, certains enfants ressentent une légère appréhension, quand d’autres expriment une réelle angoisse, voire même de la peur. C’est cette anxiété qui est au cœur des difficultés ; c’est elle que le praticien doit être en mesure d’identifier. Cette anxiété peut se traduire de plusieurs manières chez un enfant. Différents comportements sont possibles : il peut être anxieux mais coopérant (avec un flot de paroles ou des questions incessantes, des mains crispées ou triturant un vêtement, des jambes pliées, ou encore un visage figé), ou anxieux et non coopérant, comme lorsque l’enfant se débat, attrape les mains du dentiste, refuse de monter sur le fauteuil ou d’ouvrir la bouche, crie ou pleure (Shinohara et al. 2005). Ce sera le rôle du praticien de déconstruire cette vision qu’a l’enfant du dentiste, d’enrayer ce processus anxiogène, d’éviter qu’une crainte débutante ne devienne une peur incontrôlable. Mais pour pouvoir le faire, encore faut-il qu’il dépasse lui-même sa propre vision de la prise en charge des enfants … et sa propre anxiété.
Voici trois phrases tirées d’une enquête nationale d’évaluation des pratiques que nous avons réalisée en 2016, dans laquelle nous avons interrogé un échantillon de 145 praticiens sur leur comportement face à diverses situations cliniques (Saja 2016) :
- « A chaque anesthésie, les enfants pleurent. Je n’arrive pas à faire autrement. »
- « L’enfant pleure ? Une bonne paire de claques et je vais chercher un café. »
- « Si l’enfant pleure, c’est du caprice : je l’envoie chez le pédodontiste exclusif. »
Des constats frappants sont à tirer de cette enquête, et qui témoignent plus d’une grande détresse que d’un réel désintérêt de la part des chirurgiens-dentistes. Ce sont, de plus, des phrases que l’on entend régulièrement dans les couloirs d’un hôpital ou d’un cabinet dentaire, et qui peuvent expliquer en partie les difficultés d’accès aux soins rencontrées par ces patients. Analysons ces trois commentaires qui, à eux seuls, pourraient résumer les étapes par lesquelles peut passer un praticien, de l’appréhension à recevoir un enfant jusqu’au refus catégorique de les prendre en charge.
Dans la première situation, le praticien « sait » (craint ?) qu’il va faire mal à l’enfant lors de l’anesthésie : dans le cas présent, le praticien prend en charge les enfants, tente de mettre en œuvre des stratégies pour que la séance se passe bien, mais il ressent de l’inquiétude avant même le début de la séance de soins ; il n’est pas serein. Soigner les enfants devient une source d’appréhension pour le praticien qui redoute le moment où il aura à prendre en charge un enfant.
Dans la seconde situation, le praticien est découragé en pensant que les soins se terminent systématiquement dans les larmes : à ce stade, le praticien prend encore en charge les enfants, mais plus aucune stratégie n’est mise en place pour permettre la réalisation de soins dans de bonnes conditions. Soigner les enfants devient une fatalité, une épreuve, le praticien commence à refuser de prendre en charge certains patients jugés non coopérants.
Enfin dans la dernière situation, le praticien pense que la prise en charge des enfants n’est réservée qu’à un spécialiste : c’est la troisième (la dernière) étape du processus, dans laquelle le praticien refuse d’office de prendre en charge les enfants dans sa pratique clinique, quels que soient le comportement et l’âge. C’est le début de l’engrenage expliquant en partie les problématiques d’accès aux soins pour ces patients.
Et lorsque le patient est atteint d’un handicap, l’appréhension transparaît parfois encore plus dans les interrogations : que faire lorsqu’un enfant atteint d’autisme ne communique pas ? Comment faire pour arriver à ce qu’un enfant atteint de handicap mental accepte sans contrainte l’introduction d’un élément étranger dans sa bouche ? Quelles sont les possibilités pour ne pas abaisser ses normes de prise en charge (Belaroussi 2018)?
L’anxiété est donc au cœur du problème, et se situe autant du côté de l’enfant que de celui du praticien. C’est cette anxiété partagée qui doit être la cible de l’hypnose médicale dans le domaine bucco-dentaire.
Objectifs de l’hypnose en médecine bucco-dentaire
Il est désormais aisé de définir les objectifs de l’hypnose médicale, qui sont de deux ordres : le premier, aider le praticien dans sa prise en charge de l’enfant et de l’adolescent. En enrichissant son arsenal thérapeutique de stratégies hypnotiques, le chirurgien-dentiste augmentera sa maîtrise de la situation, et sera donc en mesure de dépasser cette anxiété qui est un frein à la prise en charge de ces patients. Le second objectif découle du premier : en aidant les praticiens, l’hypnose aidera les patients, qui comprendront l’univers du dentiste en reprenant le contrôle de la situation, et qui pourront ainsi retrouver des soins confortables. L’hypnose va permettre de vivre, de faire une expérience, à la fois du côté du patient et du praticien, en améliorant le vécu d’une situation potentiellement anxiogène.
Guy de Maupassant disait : « On n'a vraiment peur que de ce qu'on ne comprend pas ». L’hypnose doit permettre une dédramatisation des situations, tant pour le soigné que pour le soignant : du côté du patient, cela doit être facile d’aller chez le dentiste (et cela peut même être amusant !), tout comme du point de vue du praticien, cela doit être agréable (et tellement gratifiant !) de soigner un enfant. Et, outre l’important problème d’accès aux soins que cette anxiété partagée est capable d’engendrer, n’oublions pas non plus qu’un enfant anxieux va devenir un adulte : la peur peut, certes, disparaître, mais elle peut aussi perdurer, ou même s’intensifier, entraînant des conséquences parfois importantes sur la santé générale… N’est-il pas alors préférable de tout mettre en œuvre pour y remédier le plus tôt possible ?
Dans les articles qui suivront, nous tenterons de montrer que la pratique de l’hypnose est un art autant qu’une science, menant le bon sens, l’intuition et la spontanéité, à une utilisation plus créative et plus efficace (Smaïl-Faugeron 2017).
Références
- Allison PJ, Hennequin M, Faulks D. 2000. Dental care access among individuals with down syndrome in France. Special care in Dentistry : official publication of the American Association of Hospital Dentists, the Academy of Dentistry for the Handicapped, and the American Society for Geriatric Dentistry. 20(1):28-34.
- Belaroussi S. 2018. La pratique de l’hypnose orientée sur la prise en charge bucco-dentaire des enfants et adolescents à besoins spécifiques : Revue systématique et application au sein d’un service hospitalier [Thèse d'exercice]. Université Paris Descartes.
- Brickhouse TH, Farrington FH, Best AM, Ellsworth CW. 2009. Barriers to dental care for children in virginia with autism spectrum disorders. Journal of dentistry for children (Chicago, Ill). 76(3):188-193.
- Eigsti IM, Shapiro T. 2003. A systems neuroscience approach to autism: Biological, cognitive, and clinical perspectives. Mental retardation and developmental disabilities research reviews. 9(3):205-215.
- Farsi N, Ba'akdah R, Boker A, Almushayt A. 2009. Postoperative complications of pediatric dental general anesthesia procedure provided in jeddah hospitals, saudi arabia. BMC oral health. 9:6.
- Hennequin M, Faulks D, Roux D. 2000. Accuracy of estimation of dental treatment need in special care patients. Journal of dentistry. 28(2):131-136.
- Leal Rocha L, Vieira de Lima Saintrain M, Pimentel Gomes Fernandes Vieira-Meyer A. 2015. Access to dental public services by disabled persons. BMC oral health. 15:35.
- Marshall J, Sheller B, Williams BJ, Mancl L, Cowan C. 2007. Cooperation predictors for dental patients with autism. Pediatric dentistry. 29(5):369-376.
- Ramazani N. 2016. Different aspects of general anesthesia in pediatric dentistry: A review. Iranian journal of pediatrics. 26(2):e2613
- Saja T. 2016. Gestion du comportement de l’enfant et de l’adolescent lors des soins bucco-dentaires : Quelles stratégies adopter ? [Thèse d'exercice]. Université Paris Descartes.
- Shinohara S, Nomura Y, Shingyouchi K, Takase A, Ide M, Moriyasu K, Idaira Y, Takahashi T, Yamada Y, Aoyagi Y et al. 2005. Structural relationship of child behavior and its evaluation during dental treatment. Journal of oral science. 47(2):91-96
- Smaïl-Faugeron V. 2017. La pratique de l’hypnose au sein d’un service hospitalier orientée sur la prise en charge bucco-dentaire des enfants et adolescents à besoins spécifiques [Mémoire d'Hypnose]. Université Pierre et Marie Curie / AFEHM.