Pro-fluor ou anti-sucre: sur quoi agir pour prévenir efficacement la carie dentaire ?

Conférenciers: Jean-Pierre Attal et Thomas Trentesaux - Responsable scientifique: Magali Hernandez

Dossier ADF 2024, Séances choisies  par la team AONEws - AO #72 Février 2025

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7. Pro-fluor ou anti-sucre M. Jannot Y.
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Cette conférence, menée sous la forme d’un ring de boxe avec des rounds et s’articulant autour de 5 questions principales, a été tenue par Jean-Pierre Attal et Thomas Trentesaux. Elle a mis en lumière une problématique persistante et majeure de la santé publique mondiale : la prévention de la carie dentaire. Le débat, modéré par Magali Hernandez, a opposé deux experts du domaine, qui ont présenté des approches divergentes en matière de prévention de cette pathologie très répandue.

Et si nous changions de paradigme face aux lésions carieuses ? Et si le schéma de Keyes pouvait être simplifié à un seul acteur : le sucre ? Ce dernier devrait-il être défini comme l’ennemi public numéro 1, tant en matière de santé bucco-dentaire que de santé générale ? Nos messages de prévention, principalement axés sur le contrôle de plaque par un brossage dentaire biquotidien et sur l’utilisation de fluorures sont-ils inadaptés voire erronés ? Pourquoi centrer nos actions uniquement sur la gestion des facteurs de risque de développement des lésions carieuses ? Sommes-nous prêts, praticiens et patients à bousculer nos habitudes ? 

 

Durant cette battle, nos deux conférenciers, ont abordé les différents leviers de prévention, discuteront de leurs efficacités en tournant le prisme des mécanismes étiopathogéniques des lésions carieuses.

La carie dentaire : une maladie mondiale complexe

La carie dentaire est l’une des maladies non transmissibles les plus courantes au monde. En 2015, environ 2,5 milliards de personnes souffraient de lésions carieuses non traitées sur des dents permanentes, et 573 millions d’enfants présentaient des caries sur des dents temporaires. La carie de la petite enfance constitue un facteur prédictif majeur de la carie à l’âge adulte, soulignant l’importance d’agir dès le plus jeune âge. Cette situation met en lumière la nécessité de développer des stratégies de prévention efficaces, adaptées aux divers facteurs impliqués dans le développement de la maladie.

 

Lutter contre la plaque dentaire : est-ce vraiment la bonne cible ? (Round 1)

 

Les institutions, l’université et la société nous poussent à penser que la plaque dentaire est responsable de la carie dentaire ainsi que de la parodontite. Tout le monde est convaincu que si l’on se brosse les dents correctement, on évitera les caries et les maladies parodontales. Thomas Trentesaux défend une approche globale et multifactorielle de la prévention des caries. Pour lui, la carie est une maladie non transmissible qui résulte de multiples facteurs, incluant l’alimentation, l’hygiène bucco-dentaire, l’exposition au fluor et les comportements individuels. Il souligne les disparités mondiales concernant les caries et l’existence de groupes à risque plus élevé. Il met l'accent sur la détection précoce, l’éducation à la santé bucco-dentaire et la promotion de l’usage du fluor, qui reste l’un des outils les plus efficaces dans la prévention. Selon lui, une bonne hygiène dentaire, associée à l’utilisation du fluor et à une alimentation équilibrée, est essentielle pour lutter contre la carie. Toutefois, il reconnaît que la consommation excessive de sucre joue un rôle majeur, bien qu’il ne considère pas cela comme l’unique cause.

Cependant, J.P. Attal remet en question cette vision, se demandant si la plaque dentaire est réellement l’ennemi à combattre. Il soulève que les caries ne sont apparues que très tardivement dans l’évolution humaine, avec des cas de caries rares retrouvés sur les squelettes paléolithiques. Il interroge également le fait que le corps humain abrite cinq microbiotes (cutané, pulmonaire, intestinal, génital et buccal), et se demande pourquoi la nature aurait créé un seul microbiote à éradiquer systématiquement trois fois par jour lors du brossage.

En revanche, T. Trentesaux insiste en prouvant, à l’aide de photographies intra-buccales prises avec un révélateur de plaque colorée, que la plaque dentaire est bel et bien responsable des caries. Il affirme que maintenir une hygiène dentaire efficace permet d’éviter la récidive de la maladie carieuse après un traitement, et que dans une même famille où les habitudes d’hygiène orale sont mauvaises, tous les membres présentent des problèmes dentaires similaires, qu’ils soient carieux ou parodontaux. Pour lui, la plaque dentaire est donc un ennemi à combattre activement dans la prévention des caries.

 

Le fluor est-il un bon moyen de prévenir la maladie carieuse ? (Round 2)

 

Thomas Trentesaux soutient que de nombreuses études démontrent l’efficacité du fluor dans la réduction des caries dentaires. Il argumente que le fluor reste un outil clé dans la prévention des caries, en particulier dans les régions où l’accès à des soins dentaires est limité.

Cependant, Jean Pierre Attal trouve décevants les résultats des études sur le fluor. Il remet également en question la prescription systématique de dentifrices fluorés, même pour ceux qui ne présentent pas de risques accrus de caries. Selon lui, le rapport bénéfice/risque du fluor n'est pas aussi évident qu'on le pense. Le Dr Attal s’interroge également sur l’absence de suivi du bilan fluoré dans les facultés de médecine dentaire et souligne que d’autres alternatives au fluor, comme la vitamine D, devraient être explorées davantage.  

 

Le sucre : unique cause de la maladie carieuse ? (Round 3)

 

En effet, le Dr Attal considère que la consommation excessive de sucres est la principale cause de la carie dentaire. Bien que d’autres facteurs, tels que le flux salivaire, la morphologie dentaire, l’exposition au fluor, l’accumulation de plaque dentaire et les facteurs sociaux, puissent jouer un rôle contributif, ils sont, selon lui, secondaires. Il soutient que la carie ne peut être évitée en éliminant simplement la plaque dentaire par le brossage, car le sucre se retrouve dans le sang et, par extension, dans le fluide sulculaire. Cela signifie que les dents baignent dans une salive saturée de sucre, ce qui facilite la formation des caries. Ainsi, Jean-Pierre Attal adopte une approche plus radicale, en mettant l'accent sur la réduction de la consommation de sucres comme levier principal de prévention. Il cite l'exemple de populations anciennes ou isolées qui, malgré une hygiène dentaire minimale et l'absence de fluor, ne développaient pratiquement pas de caries, car leur alimentation était exempte de sucres raffinés.

Thomas Trentesaux reconnaît, lui aussi, l'impact du sucre sur la carie dentaire, mais il défend une vision plus nuancée, soulignant que la maladie carieuse est multifactorielle. Il met l’accent sur le gradient social fort qui influence l’incidence des caries. Ainsi, il considère que la question de la prévention des caries ne peut être réduite uniquement à la consommation de sucre, mais doit aussi intégrer des aspects liés à l’hygiène dentaire, au fluor et aux inégalités sociales.

 

Prescrire le zéro sucre, la solution ? (Round 4)

 

J.P. Attal plaide pour une réduction drastique des sucres dans l’alimentation. Il précise que, par exemple, les sucres complets ont une faible cariogénicité. Il évoque également une étude (Sheiham et James) montrant une relation linéaire entre la consommation de sucre et le fardeau des caries. Selon cette étude, un apport en sucre supérieur à 10 % des apports énergétiques quotidiens (AE) induirait un fardeau coûteux en matière de caries. Il recommande donc de viser un apport en sucre inférieur à 5 % des AE, même en cas d’utilisation de fluor. Il insiste également sur l'importance d'expliquer à ses patients que la réduction de sucre contribue non seulement à la prévention des caries, mais aussi à la prévention d'autres maladies graves telles que l’obésité, la résistance à l’insuline, l’hypertension artérielle et les maladies cardiovasculaires. 

Le Dr Trentesaux, bien qu’il soutienne une approche globale combinant l’hygiène dentaire, l’utilisation du fluor et une alimentation équilibrée, reconnaît que la réduction du sucre peut être un élément majeur dans la prévention des caries, en particulier dans les populations à risque cariogène élevé.

 

Le dernier round (Round 5)

 

En conclusion, ce débat a permis de mettre en lumière la complexité de la prévention des caries dentaires. Les participants ont quitté la conférence avec une réflexion approfondie sur l’importance de repenser certaines pratiques et de considérer différentes approches en fonction des besoins de leurs patients. La conférence s’est terminée par un appel à poursuivre la recherche et à développer des stratégies de prévention intégrant à la fois la nutrition et l’hygiène bucco-dentaire.

 

Ce qu’il faut retenir 

Pour Jean Pierre Attal 

La carie est une maladie chronique non transmissible (MCNT), au même titre que la maladie parodontale et les autres MCNT systémiques (diabète, maladie cardiovasculaire, syndrome métabolique, cancer…). On pense aujourd’hui qu’il faut prévenir les MCNT dentaires comme les MCNT systémiques. Dans ce cadre, la nutrition est le paramètre clé. 

La cause de la carie c’est…le sucre : cause principale voire unique. La carie est donc plus une histoire de sucres qu’une histoire de plaque ou d’absence de fluor, même si ces paramètres atténuants jouent un rôle. 

Le schéma de Keyes et ses évolutions, qui présentent la maladie carieuse comme étant multifactorielle, est pernicieux car il fait croire que l’élimination de la plaque permet d’éviter les caries. Cela contribue à déclencher des politiques de santé principalement axées sur l’hygiène orale, ce qui est le cas aujourd’hui. 

 

Pour Thomas Trentesaux 

De nombreux facteurs influencent l’initiation et le développement de la maladie carieuse ce qui justifie une approche biopsychosociale basée sur une modélisation écosystémique à différents niveaux. 

Les fluorures disponibles dans la cavité orale permettent une reminéralisation rapide de l’émail attaqué avec la formation de cristaux de fluoro-hydroxyapatite et présentent également une activité antibactérienne. 

Les dernières recommandations nationales et internationales, basées sur l’evidence-based dentistry, proposent d’augmenter la quantité de fluor pour atteindre 1000ppm dans les dentifrices dès la première dent. La concentration est ensuite adaptée en fonction de l’âge du patient et de son risque carieux individuel.